Les circonstances de la peinture - H. P.

"L'art ne reproduit pas le visible,
il rend visible" Paul Klee

Il y a nécessairement plusieurs points de vue sur la peinture, qui d'ailleurs s'interpénètrent: celui du créateur, celui de l'histoire de l'art et de sa fonction sociale, celui enfin de la réflexion sur l'esthétique et la nature de l'art.

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Bouleversé à 13 ans, en 1966, par la découverte de la peinture "non-figurative" (Kandinsky, Klee et Mondrian).

Emotion profonde. Résonance intime.
Sentiment de libération.

Immédiatement fasciné par la manière dont Kandinsky "découvre" l'art abstrait, voyant dans la pénombre de son atelier une peinture très belle et mystérieuse,
qui s'avère être un de ses tableaux posé à l'envers.

Bonheur de la première gouache
(loin de tout travail scolaire).
Bonheur d'avoir franchi le pas
puisque
selon une opinion communément répandue
"tout le monde peut en faire autant".

Joie d'étaler librement et spontanément la gouache sur le tissu tendu, de façon instinctive, au doigt et au couteau de cuisine
plutôt qu'au pinceau.
Bonheur au bout d'un moment, que "çà y est",
que quelque chose est advenue.
Etonnement et ravissement.
Sentiment indiscible.

Rapidement, après la magie de la première peinture, premières expériences de l'échec. Sans doute trop de sérieux dans le "cérémonial" de la peinture.
Manière trop réfléchie, trop géométrique, trop fébrile aussi; le sentiment de ne pas savoir où je vais et l'inquiétude de ne pas "y arriver".
Finir par s'arrêter, insatisfait. Reconnaitre l'échec.

Pendant plusieurs mois, maintes tentatives pour retrouver, au moins un peu, de temps à autres, la sensation d'être parvenu à "quelque chose", au milieu de nombreux "ratés".
Quelques années plus tard, signe peut-être d'une première "maturité", je détruirai les peintures les plus insatisfaisantes de cette période.

 

 

 

 

 

 

 

 


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A travers les époques, les lieux et les civilisations, au delà des styles, la peinture s'est toujours articulée par rapport à une demande sociale,
l'artiste ne donnant forme qu'à ce qui est dans l'air du temps.

Se demander ce qu'est un "sujet noble", ou simplement un "sujet", selon les époques.

Peintures pour orner, pour commémorer, pour invoquer, pour servir de support à la méditation, à la rêverie.

Peinture comme empreinte d'une période, pouvant faire explicitement référence aux productions, aux personnages du temps, pour les magnifier, les "révéler", les combattre, pour témoigner;
peinture ultimement lisible qu'en référence à cette période;
à l'opposé, une peinture (quoique bien sûr historiquement datée) se référant davantage à des "universaux".

Le risque toujours présent des académismes, la pression sociale conduisant à une peinture aux qualités techniques et esthétiques souvent manifestes, mais par trop inscrite dans les poncifs du temps.

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Accepter quelques contraintes
quasi-consubstantielles à une définition de la peinture:
surfaces planes,
de préférence rectangulaires;
relief limité;
la peinture couvre la totalité du support.

Ne pas rechercher le support, le matériau, la technique, le procédé distinctif sans nécessité véritable; dépasser la simple expérimentation.

Un artiste se reconnait certes à ses oeuvres, à sa manière, mais pas seulement à ce qui ne serait que des "trucs" techniques, des "audaces" gratuites, ...

Plutôt que la recherche du procédé nouveau, tentative de partir avec des moyens élémentaires à la recherche de figures primordiales.

Pratique "minimaliste":
- choix de petits formats; "modestie" des "petits" formats? Regarder la peinture comme une page d'album; rompre avec la prétention des grands formats, le vide des grandes surfaces;
- contraintes: assez peu de couleurs (éventuellement "ingrates"), peu de mélanges;
- recherche d'une certaine pureté;
- matériau "grossier": peinture de bâtiment;
- gommer l'inutile: simplicité, un minimum d'éléments, à la naissance du sens;
- ne mettre que ce qui est nécessaire;
- l'anecdotique est souvent nécessaire;
- s'impose quelquefois la présence du "laid", de l'abstrus;
- chaque peinture comme un haiku japonais: faire surgir en peu de formes et de couleurs, des rapprochements, des évocations;
- admettre de laisser des imperfections;
- l'émotion "pure", plutôt que le clinquant de la technique;
- un certain refus de la technique; toujours se demander ce qui reste de la peinture quand on ne peut plus recourir à la technique, au savoir-faire;
- tentative d'une "peinture du commencement";
- série de peintures; sans exploration de variations possibles autour d'une même peinture (ne jamais chercher à refaire, pour améliorer);
- résonance de thèmes possibles entre peintures de séries différentes;
on finit toujours par recroiser les mêmes chemins.

Bonheur de la peinture, sensualité, angoisse d'être au monde; la peinture comme exorcisme, la peinture comme révélateur d'une réalité.

Quelles images du monde avons-nous dans la tête, qui ne soient pas le "réel réaliste"? Quelles abstractions perceptives du réel y a-t-il derrière le réel?
Qu'est-ce qui fait qu'une forme nous émeuve, nous trouble?

Peindre non plus la réalité, ou une image de la réalité,
ni rechercher une simple disposition harmonieuse ou dissonnante, "esthétique", des éléments,
mais essayer de peindre le "sentiment des choses", la multiplicité des significations.

* * *

Le problème de la représentation:
l'arrivée de la photographie comme catalyseur du questionnement de la représentation;
il n'y a pas de crise de la représentation, qui aboutirait ultimement aux monochromes, il y a une multiplicité de représentations y compris picturales:
les niveaux, les angles de représentation;
représentation de quoi?

La couleur, le trait, la ligne;
le vertige, la vibration.

L'intérêt pour les "détails" de peintures classiques,
pas seulement pour montrer le savoir-faire, la maitrise technique du peintre,
mais souvent pour extraire un autre tableau, plus simple, plus pur (?) du tableau initial;
permanence malgré tout de la peinture,
part intemporelle de la peinture. Le collage en deçà de la peinture:
La réutilisation de morceaux d'images de la réalité, qui restent généralement identifiables, même si le rapprochement de ces éléments reconstruit une autre réalité, en déplace le sens.

Exercices d'assouplissements: Imaginer un tableau "classique", l'"impressionniser", l'"expressioniser", l'"abstraitiser", le "conceptualiser", etc..., le décrire dans une langue naturelle, artificielle, etc...
le confronter au réel dans différents contextes, le confronter à la nature (mer, montagne, campagne, ...)
penser son rapport aux spectateurs (différents types, différentes cultures, ...)

Accélération du questionnement de l'image et de la pratique picturale avec l'avènement de l'informatique
qui propose des outils d'aide à la réalisation graphique
de plus en plus sophistiqués, permettant aisément de manipuler formes, couleurs, textures, etc...
qui permet de "scannériser" une peinture, puis de la retravailler, voire ensuite de la reréaliser mécaniquement comme une peinture...

Renouvellement par l'intelligence artificielle, de l'analyse de la problématique de la représentation, et peut-être bientôt de celle de l'esthétique;
ce qui ne peut que contribuer à influencer profondément la philosophie de l'art et la pratique de l'artiste.

Au delà des manipulations technologiques, des outils, et des concepts,
reste sans doute l'essence de la peinture, de son "contenu".

* * *

Pourquoi je peins ?
qu'est-ce que j'essaie de peindre ?
quelle idée ai-je de la peinture, et en quoi ce que je peins serait-il de la peinture ?

Peut-il y-avoir peinture sans le secours de la technique, d'un savoir faire?
Comment (s') exprimer
sans être prisonnier de son expression,
enfermé dans son expression?

A travers les séries, les peintures se complétent,
se répondent,
s'opposent;
le recueil de peintures,
tel un recueuil de poèmes,
plutôt que la pièce isolée.

Montrer une recherche de 35 ans, comme un parcours, une progression, une totalité en devenir.

Autre façon de donner à voir la peinture.

Copies éventuellement "meilleures" que l'original ?
... qui n'est plus qu'une matrice.

La peinture précède l'idée,
qu'elle soit élaborée
à partir d'une réalité perçue,
ou dans sa dynamique propre
à partir d'un corpus de sensations.

Multiplicité des "lectures" possibles: un disque, c'est un disque
mais aussi toute forme ronde: soleil, roue, melon, ... ,
mais encore tout ce que peut évoquer une forme ronde:
le tout compact, la féminité, ...
... et ceci en interférence avec d'autres formes, d'autres couleurs.

 

Litanies:
l'unique, l'isolé, le multiple;
l'arrondi, l'anguleux;
l'opposition, la complémentarité;
l'arbre, la main;
le doux, le dur;
le droit, le courbe, le presque droit;
le trait qui sépare, le trait qui relie;
. . . Réémergence de catégories classiques:
- paysages
- natures mortes
- portraits
- autoportraits
- nus
- ...
"méta-paysage" plutôt que paysage ?

Peinture et sculpture: la même quête d'un sens plastique.

Racines, pierres.
Ces ready-mades qui ne sont pas des artefacts ...

Nuages.
Ces ready-mades inatteignables et déjà défaits.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Quel est le propos de l'art ?

Sans doute, pour l'essentiel
de modifier la perspective du regard,
d'opérer un déplacement, un " dérangement",
produit, dans la peinture ou la sculpture "classiques"
par le passage du modèle à
une représentation idéalisée, réinterprétée.

L'intelligence du regard peut faire de chaque objet une oeuvre d'art; mais une oeuvre d'art "autonome" doit par elle-même susciter une émotion chez des regardeurs sans qu'ils aient besoin de l'abstraire mentalement de son environnement.

Une oeuvre peut être troublante jusque dans son inachèvement; mais il faut pouvoir y voir l'engagement d'un artiste, la cohérence d'une démarche.

Fragilité des oeuvres : des choses infimes, des contingences, des riens peuvent perturber le regard.

Abstraction, figuration : dichotomie commode, mais ne pouvant rendre compte de la multiplicité des niveaux de représentation, de la pluralité des points de vue.

* * *

A coté des nouveaux modes d'expressions
que permet la technologie
(comme la vidéo, les animations informatiques),
ou de nouvelles pratiques telles que les installations
_ collages généralisés qui procèdent souvent par accumulation d'images, d'objets de la réalité quotidienne _
ne pas cesser d'interroger les capacités de modes d'expression plus anciens et plus "primitifs", tels que la peinture.

Se tenir à distance de signes déjà trop symboliques,
de démarches par trop mystiques.

Eviter la froideur de l'ornemental,
à la perfection trompeuse,
au sens perdu.

Mettre en évidence les choses cachées, enfouies;
explorer les "vérités" premières.


 

 

 

 

 


 

 

 


La peinture
comme recherche,
comme médiation
pour le peintre,
comme pour celui qui regarde.




Remerciements à C. G. sans qui peut-être ...

Juillet 2001